(Le billet de Loup Rebel)
Cette chronique exhume un questionnement dont l’origine renvoie aux racines mêmes de l’humanité. L’interrogation suggérée dans le titre ne date pas d’hier. Elle est omniprésente chez Platon, et même si certains philosophes contemporains adoptent une position péremptoire, la frontière entre la « connaissance » et la « croyance » reste improbable. Il arrive toujours un moment où une découverte scientifique remet en cause une certitude précédemment établie par la science.
En 1966, une conférence intitulée «
What Is Science » s’est tenue dans l’un des plus importants regroupements d’enseignants des sciences, la
National Science Teachers Association. L'un des physiciens les plus influents de la seconde moitié du XXe siècle,
Richard Phillips Feynman, prenait la parole pour expliquer comment « La science est la croyance en l’ignorance des experts ». Il l’a prononcé en 1966 dans un discours. Vous trouverez la traduction de cette intervention à cette adresse :
http://www.drgoulu.com/2013/12/18/la-science-est-la-croyance-en-lignorance-des-experts/
Le terreau du pouvoir politique
De toute évidence, le pouvoir politique navigue en eaux troubles dans les coulisses de ce questionnement. La croyance constitue en effet le terreau du pouvoir politique, aujourd’hui pas moins qu’à l’aube de l’humanité. La science nous permet seulement de remplacer nos croyances par d’autres : nos illusions changent, mais ne meurent jamais.
Ainsi, l’humanité s’est fondée sur des croyances. Depuis la nuit des temps, croire a été le propre de l’homme : « Le réel, c’est ce que nous ne connaissons pas », disait Lacan.
Mais… ne pas connaitre le réel ne nous empêche pas d’y croire !
De la caverne de Platon à nos jours :
Quel avenir pour nos croyances ?
Dans l’œuvre de Platon, l’opposition entre la raison et les émotions est omniprésente. La suprématie des émotions, de la sensualité, et de l’illusion y est largement repérée et reconnue. Pour autant, le renoncement à une connaissance absolue du réel n'est pas à l'ordre du jour. C'est justement l'épilogue de l'
allégorie de la caverne : la science, vérité pure issue du «
monde des idées », finira par l'emporter sur l'imaginaire, les émotions, les illusions, et les croyances, issues du «
monde sensible ».
Pas moins au XXIe siècle qu’à l’aube des civilisations, la
vérité constitue la quête perpétuelle de l’homme, preuve qu’il ne l’a pas encore trouvé. Pour contourner ce problème de « l'improbable vérité », Platon avait inventé la «
théorie des Formes », fondée sur ses convictions et croyances :
Le monde des idées, contesté par
Aristote, devait permettre d'accéder à la connaissance pure.
Les philosophes de l’époque des lumières ont tous donné leur définition de la vérité. Nietzsche, lui, a posé la vérité comme croyance première de la science. S’il a mis dans la bouche d'un fou son célèbre «
Dieu est mort », c’est parce qu'il savait son destin de n'être pas cru, considéré comme fou par la pieuse foule Allemande de la fin du XIXe siècle.
Fort heureusement, disent les sages, le propre de l’homme est aussi de raisonner. Certes, mais il raisonne à partir de ses croyances ; ce qui devrait – logiquement – lui permettre de les remettre en cause. Or, si les dialogues de Socrate ont eu le mérite de mettre en lumière la dichotomie entre la raison et les émotions, ils n’ont pas réussi pour autant à sortir l’humanité de la caverne aux illusions. Chaque tentative pour y parvenir ne fait que nous projeter dans un nouveau nymphée, non moins peuplé d’ombres et de reflets, rien d’autre que de nouvelles hallucinations.
D’aucuns affirmeront que la croyance est seulement le fait des religions, ajoutant que les croyances s’opposent aux vérités… Cette affirmation constitue en elle-même une prodigieuse croyance, aussi cocasse qu’invraisemblable.
Concept d'un réel consensuel
S’il n’y a que des réels subjectifs, le philosophe ne va pas manquer de poser les questions suivantes :
Comment sera-t-il possible, dans ces conditions, que la science construise des théories – même reconnues comme sans portée ontologique, à la manière de Pierre Duhem – susceptibles de faire l’accord des esprits ?
Faut-il admettre que le réel donne lieu à une traduction psychique commune, autrement dit à une illusion collective ?
Qu'en est-il alors de la définition philosophique de la vérité ?
Après Jung et son
inconscient collectif, Freud dans
Avenir d’une illusion (
1927) et
Malaise dans la civilisation (
1927), dans le sillage de l’École de Palo Alto (voir liens internet
ici et
là), Didier Anzieu, Jean-Bertrand Pontalis, René Kaës… et quelques autres se sont penchés sur ces questions :
Ils ont introduit l’existence d’un inconscient
de groupe, et un inconscient
dans le groupe. Le fonctionnement groupal (et son recours à l'autoréférence) serait une défense contre l'acceptation des processus inconscients qui y sont à l'œuvre. Ils en arrivent à poser l'existence d'une «
illusion groupale » : tout groupe se réfère à son insu à une illusion, un imaginaire, une croyance (ou un ensemble de croyances) qui fondent sa cohésion (apparente).
Pour Didier Anzieu, l'illusion groupale est un sentiment de folie que les groupes en général éprouvent à un certain moment. C'est un état psychique collectif que les membres d’un groupe formulent ainsi : « Nous sommes bien ensemble, nous construisons un bon groupe, avec un bon leader qui partage nos convictions ».
Le groupe est érigé en objet-groupe massivement investi, objet-idéal (objet petit a, dirait Lacan) dont l'appareil psychique a comme fonction de maintenir les liens et la cohésion du groupe. Son homéostasie est pérenne tant que l’illusion groupale n’est pas remise en cause.
Pour Anzieu, le consensus groupal relève clairement de la psychose collective. Sigmund Freud disait la même chose dans son analyse de deux grands objets-groupes : l’armée et la Religion (
Psychologie collective et analyse du moi,
1921).
Nous devons donc bien admettre l'idée d'une réalité consensuelle, dans laquelle les illusions individuelles se structurent pour former une illusion groupale, sans laquelle aucune cohésion n'est possible dans aucun groupe.
Au vingt et unième siècle encore, même en dehors des dogmes religieux, les croyances fondatrices de notre civilisation (le christianisme) sont profondément ancrées dans l’inconscient collectif des peuples concernés (dont la France, ça va de soi). Ce qui pose problème c’est l’appropriation de ces croyances par les chefs religieux qui cherchent à les imposer comme étant LA vérité absolue, LE savoir « vrai », LA connaissance révélée par Dieu, donc incontestable. L’être humain, en perpétuel questionnement sur ses origines, croit trouver là les réponses. Cette illusion collective pousse les peuples à se soumettre à ce qui leur est proposé comme étant la loi de Dieu. Cette imposture apporte aux tyrans l’assurance de leur pouvoir absolu.
Le dogme religieux remplit alors deux fonctions complémentaires :
- Il assure la cohésion sociale,
- Il garantit la soumission du peuple au chef politique considéré comme « élu de Dieu ».
Il serait faux de croire que la science peut changer ce système, car elle n’est qu’une nouvelle croyance en rivalité avec Dieu. Le dogme de la science se substitue tout simplement à celui du religieux. Aujourd’hui, la « communauté scientifique » devient la référence absolue de la « connaissance ». Religieuses ou scientifiques, ces communautés prétendent toutes les deux détenir le copyright de LA connaissance. Deux vérités – ou plutôt prétendues vérités – s’affrontent : celle proposée par les leaders de la science, et celle des chefs religieux. Chacun avance ses preuves, et chaque preuve ne fait que contredire les croyances qui s’opposent.
Par exemple :
- Dieu existe, les miracles le prouvent et pointent l’impuissance de la science face à ces manifestations divines.
- Dieu n’existe pas, et les miracles ne sont que des illusions, voire des hallucinations, ou encore un effet « placébo » quand il s’agit de guérison d’une maladie.
Dans les deux cas, aucune preuve n’est recevable, ni de l’existence de Dieu, ni de sa non-existence. Ce sont simplement deux croyances opposées, ce qui apporte la preuve du dogme scientifique. Que les miracles n’existent pas ne prouve pas plus que Dieu n’existe pas ou qu’il existe.
L'humanité est en passe de remplacer la supercherie religieuse par l’imposture scientifique. Les mots croyance et connaissance seraient synonymes, si le second n’avait pas la prétention de faire croire qu’il désigne LA vérité.
De la croyance à la connaissance : la vraie fausse vérité
Qui sont les nouveaux porteurs de vérité ?
Parce que l’être humain est en quête d’illusions, la réussite d’un homme politique dépend avant tout de son talent d’illusionniste.
Depuis la nuit des temps, croire a été le propre de l’homme, et l’humanité s’est ainsi fondée sur des croyances. Durant les siècles du pouvoir hégémonique de l’église, la supercherie consistait à « faire croire » qu’il s’agissait de la « parole de Dieu ». Imparable.
En ce début du XXIe siècle, la méthode s’adapte à l’air du temps : le tour de passe-passe des Souverains actuels soucieux de rester au pouvoir consiste à nommer connaissance une croyance érigée au statut de vérité. Dès lors, elle est intronisée dans le champ de la science et du droit. Vérité fait loi, les experts en sont les gardiens, nouveaux vicaires apostoliques de la religion des temps modernes, au service du pouvoir.
On constate que les points de parité entre l’église et la science résident d’une part dans leur conviction commune : elles affirment toutes les deux être porteuses de la vérité, qu’elles nomment connaissance. D’autre part, l’une comme l’autre a des prétentions hégémoniques : toute défiance à sa doctrine est considérée comme une hérésie et un blasphème.
Sur ces fondements, l'humanité est en passe de remplacer la supercherie religieuse par une imposture scientifique dans l’exercice du pouvoir politique. Les mots croyance et connaissance seraient synonymes, si le second n’avait pas la prétention de faire croire qu’il désigne LA vérité.
La croyance érigée en vérité au service du pouvoir
À l’époque de Galilée, la seule vérité en vigueur était « la parole de Dieu ». Or, jamais personne ne l’a entendu prononcer un seul mot, celui-là. Ceux qui prétendent le contraire sont des imposteurs. Normal, Dieu – si toutefois on croit qu’il existe – ne parle pas.
Durant la période de l’inquisition (en France et en Espagne notamment), un hérétique qui osait dénoncer une vérité divine était brulé vif sur la place publique. La vérité sur laquelle le pouvoir politique fondait sa légitimité était ladite parole de Dieu évoquée ci-dessus. On ignore si les Souverains y croyaient, mais le peuple oui. En tout cas suffisamment pour s’y soumettre. Remettre en cause cette vérité était un blasphème, passible de la peine de mort. Le procédé est très dissuasif, à n’en pas douter.
Au XXIe siècle, la vérité sur laquelle le pouvoir politique fonde sa légitimité est la parole de la Science, en lieu et place de la précédente parole de Dieu. Les nouveaux inquisiteurs sont à la solde de ceux qui soutiennent ladite vérité scientifique. Fidèles serviteurs du pouvoir (souvent sans même s’en rendre compte), ils se tiennent prêts à pourfendre les incroyants de leur glaive scientiste. L’hérétique est celui qui ne croit pas en la vérité dominante. Ses propos sont blasphématoires s’il ne se soumet pas à la sainte parole de la science. Les porte-paroles en sont les experts, nommés par le pouvoir pour le servir (les nouveaux prélats).
L’illusion qui fait prendre la carte pour le territoire
Les experts payés par le pouvoir pour contraindre les paroissiens à se soumettre à la vérité scientifique sont encore plus habiles que les anciens maitres du dogme religieux. Les techniques de manipulation ont fait de grands progrès. Les moutons de Panurge qui peuplent la république boivent les paroles des Experts, les trouvant plus à la mode que les paroles d’Évangile... sans se rendre compte le moins du monde qu’on leur montre la carte en leur faisant croire que c’est le territoire.
Quelques exemples :
- Un jour, quelqu’un vous a dit : « ce que tu vois dans le miroir, c’est toi ». Vous avez fini par le croire, puisque tout le monde y croyait. Vous avez acquis dès cet instant le don d’ubiquité : vous êtes en même temps là, dans votre corps sensible, et derrière la plaque de verre dans laquelle vous voyez votre image. Pas vous, votre image (la carte, et non pas le territoire).
- L’imagerie médicale :
Pour ceux qui s’en défendent en affirmant : le réel est mesuré avec un appareil infaillible, dénué de sensibilité et d’émotion, donc lui, il rend compte du réel sans distorsions sensorielles. Oui, vous avez raison, il rend compte. Il vous fournit une carte du réel. Pas le réel, la carte du réel.
- Le consensus sur l’information fournie par l’appareil – déclaré infaillible – qui rend compte du réel :
La technique fabrique des outils extraordinaires capables de produire un résultat que l’on qualifiera d’indiscutable. Il n’en reste pas moins que l’instrument en question ne peut signifier quoi que ce soit, sans que la communauté des humains ne se soit accordée pour déclarer que l’instrument est fiable. On s’accorde à dire que l’on peut avoir foi dans les informations que nous fournissent ses relevés. On peut indiscutablement y croire. Transformer cette croyance en une vérité est une redoutable tentation, pour pallier l’angoisse du réel qui nous échappe : « le réel, c’est ce que nous ne connaissons pas » (Jacques Lacan, Séminaires 1974-1975 livre XXII).
Sans parler des énigmes nouvelles que soulève la
physique quantique, on pourrait multiplier à l’infini les exemples.
Conclusion
Nous n’avons pas d’autre choix que d’admettre l'idée d'une réalité consensuelle, dans laquelle les illusions individuelles se structurent pour former une illusion collective, partagée par tous, sans laquelle aucune cohésion sociale n'est possible. Les Souverains au pouvoir usent et abusent de cette réalité pour soumettre les peuples, en leur faisant croire que cette illusion est LA vérité démocratique : «
Nous sommes bien ensemble, nous construisons une bonne société, avec un bon leader qui partage nos convictions ».
Voilà comment l'humanité est en passe de remplacer –
dans l’exercice du pouvoir politique – la supercherie religieuse par une imposture scientifique. Le danger à ne pas prendre conscience de ce tour de passe-passe peut aboutir à élire un dangereux tyran à la tête d’une – soi-disant – démocratie. L’histoire l’a déjà démontré : Hitler est devenu dictateur, avec l’actif soutien d’une grande majorité de ses citoyens (
voir ici).
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